A mes tables de poker en ligne habituelles, je croise souvent les mêmes têtes, c'est un fait. Bien davantage que le joueur de poker standard. S'agissant du Texas Hold'em, je continue à baigner dans les tournois communautaires, un petit milieu constitué de moins de cinq cent joueurs que l'on croise et recroise à longueur d'année. Et en ce qui concerne le Omaha ou le Omaha Hi-Lo c'est là aussi un petit microcosme fait majoritairement de joueurs réguliers. Dans ces conditions, on a vite fait de se trouver une tête de turc au moindre accroc, ce qui aura comme conséquence d'influer négativement sur notre niveau de jeu.
Idéalement, les sentiments n'ont pas leur place au poker : il ne faut avoir ni trop de considération, ni crainte excessive, ni aucune haine envers ses adversaires. Les seules fantaisies que l'on peut se permettre sans dégrader son jeu se résumeront à un peu de respect et un zeste de mépris. Mais pas plus, car au-delà de ses cartes et de ses jetons le poker est un jeu de stratégie, mais aussi de patience et d'équilibre émotionnel. L’intensité des parties, l'égo et les enjeux financiers ont tôt fait de donner naissance à une des émotions parmi les plus dangereuses : la haine envers un adversaire. Cette attitude, bien qu'en partie compréhensible dans un contexte compétitif, s'avère contre-productive à plusieurs égards. On peut haïr la défaite. Mais surtout pas l'adversaire !
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Je te déteste !!!
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La détestation d'autrui est une émotion intense et envahissante. À une table de poker, elle peut naître d’une provocation, d’une défaite humiliante ou d’une série de coups de malchance face à un même adversaire. Pourtant, céder à cette émotion équivaut invariablement à perdre son équilibre mental. Le poker requiert une lucidité à toute épreuve : lire les intentions de l'autre, déduire les probabilités et masquer ses propres émotions autant que faire se peut. Se mettre à détester son adversaire brouille immédiatement ce processus. Le jugement est alors altéré, ce qui incite à des prises de décision impulsives, voire irrationnelles, nous éloignant de notre objectif premier : la victoire finale.
Sombrer dans la détestation d'un adversaire transformera un jeu stratégique en une vendetta personnelle qui risque de nous laisser sur le carreau de façon prématurée. En voulant coûte que coûte rabattre le caquet de celui que l'on s'est mis à détester, on finira par commettre des erreurs cruciales : miser trop, jouer des mains faibles ou ignorer d'autres joueurs à la table qui représentent pourtant des cibles nettement plus exploitables. La détestation peut même nous rendre prévisible, puisque nos actions seront alors presque uniquement tournées contre l'adversaire ciblé. Dans les cas d'accumulation excessive de cette même détestation, le tilt intégral contre toute la tablée n'est pas à exclure. Si les autres s'en rendent compte, ils pourront exploiter notre vulnérabilité nouvelle. Dans un jeu où la maîtrise de soi est clé, laisser nos émotions prendre le dessus constitue un échec indépendamment du résultat de la vendetta que l'on aura menée. Même l'élimination du joueur ciblé ne garantit pas un retour immédiat à l'équilibre émotionnel, puisqu'une espèce d'euphorie toute aussi préjudiciable est susceptible de prendre le relai une fois la phase de détestation rendue caduque par le trépas de l'adversaire initialement ciblé.
Au-delà de l'aspect émotionnel, il y a aussi une dimension éthique et spirituelle à ne pas se laisser déborder par le ressentiment envers autrui. Le poker constitue un espace où respect et rivalité coexistent dans un périmètre délimité, à savoir la table de jeu. Laisser la détestation d'autrui, voir la haine s'installer ternira notre karma d'une manière ou d'une autre. Et je ne parle même pas ici de la perte de réputation que cela peut induire en live.
Lorsque je sens un début de détestation envers un adversaire, j'ai pris pour coutume de prendre une profonde respiration, fermer deux secondes les yeux, et évacuer une telle émotion négative. De toutes les manières le bluff, les coups de chance et même les provocations à base de trash talk de la part de l'adversaire font partie du jeu. Il est là pour gagner, lui aussi et il se sert des armes dont il dispose. J'ai d'ailleurs une gommette de couleur réservée aux joueurs que j'ai estampillés fragiles des nerfs et lorsque le moment est propice, je me permets parfois de leur glisser une petite pique sur le chat ou leur montrer un bluff en sachant que cela risque de les faire sortir de leurs gonds. Je ne haïs pas, je charrie juste un peu parfois. En revanche, me faire détester - voire insulter - par l'adversaire ne me dérange pas puisque cela lui fera commettre davantage d'erreurs.
Le poker est un miroir : en y jouant, on peut bien souvent y voir le reflet de nos forces et nos faiblesses émotionnelles. Apprendre à dompter la haine, c'est aussi apprendre à maîtriser ses émotions dans d'autres sphères de la vie. Rester lucide, serein et autant que faire se peut respectueux à une table de poker permet non seulement d'améliorer nos performances, mais également de grandir en tant qu’individu, en gagnant en maturité. Mes récents problèmes personnels m'auront probablement permis de mieux intégrer cet
aspect dans ma pratique du poker au quotidien. Je ne déteste jamais
vraiment mes adversaires. Je m'autorise juste à les mépriser un peu parfois. Et c'est peut-être déjà trop.
En conclusion, l'excès de sentiments à une table de poker assombrit inutilement notre parcours de joueur et ralentit notre développement personnel. En cultivant la sérénité et le respect, on devient non seulement un meilleur joueur, mais aussi une meilleure version de soi-même. Le plaisir d'une victoire construite sera toujours supérieur à celui de la destruction d'un adversaire, qu'on se le dise.
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