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jeudi 31 juillet 2014

Mon père, ce rival...

Les racines font partie intégrante de l'arbre. Cela fait des semaines que je traîne pour publier cet article se rapportant à ma relation paternelle. Sans doute parce que mettre des mots précis sur des sensations diffuses, mélange de fierté et d'amertume, enfouies en moi depuis toujours mais jamais exprimées de façon concrète, ce n'est pas chose facile. Que je le veuille ou non, mon père a eu une influence prépondérante sur mon approche du jeu en général, surtout sur le plan compétitif.

du béret au chapeau...
En rédigeant ces lignes, je constate d'ailleurs à quel point ma famille a une fibre ludique particulièrement développée. Il faut dire que mon grand-père pêcheur passait son temps à jouer aux cartes dès qu'il en avait l'occasion. Et lorsque l'occasion n'était pas là, il se débrouillait pour la créer ! Il jouait principalement à une variante de la belote très prisée du village à 40 cartes, se jouant par équipes de deux. J'ai souvenir de le voir jouer avec son béret noir si caractéristique. Et à défaut de leur transmettre l'usage du béret, il a su transmettre la fibre ludique à ses enfants. Et notamment à mon père. Qui me l'a ensuite également léguée. Les chiens ne font pas des chats. Et j'ajouterai que les hommes ne font pas des singes.

Mon père. Au sein de notre famille, voire au sein du village tout entier, il a la flatteuse réputation d'avoir été un garçon particulièrement doué : à l'enterrement de mon grand-père, il y a de cela une vingtaine d'années, son institutrice qui assistait aux funérailles a affirmé devant tous ceux présents qu'il avait été l'élève le plus brillant qu'elle ait connu en 40 ans d'enseignement. Difficile de remettre en cause pareil témoignage.

Enfant, j'aimais à le regarder jouer aux cartes lors de nos vacances estivales, dans le sous-sol enfumé du café du village. Doté d'une intelligence intuitive mise au service du jeu, il faut dire qu'il forçait le respect de ses adversaires. D'ailleurs, il a toujours été un adversaire redoutable, quel que soit le jeu pratiqué (jeux de cartes, jeux de société, jeux de l'esprit), remportant la mise face à autrui bien plus souvent qu'à son tour. 

Mais le fait qu'il soit redoutable ne veut pas dire qu'il était supérieur à moi, bien au contraire. Car je ne suis pas "autrui". Depuis mon plus jeune âge, je me suis frotté à mon père dans pas mal de jeux, et j'ai invariablement pris l'ascendant. Et invariablement, il y avait toujours un moment où il me criait dessus. Car là où lui se contentait de surfer sur sa maîtrise intuitive du jeu, moi je l'étudiais inlassablement et parvenais ainsi au final à un degré de maîtrise supérieur. Tout ceci m'a d'ailleurs appris deux choses :
- l'énervement constitue un aveu d'impuissance et c'est à n'en pas douter le premier pas sur le chemin de la défaite. Il m'a fallu de nombreuses années pour le comprendre, mais désormais je sais stopper tout début d'énervement car je sais qu'il nuit immanquablement à l'efficacité. La maîtrise des nerfs et la régularité constituent un socle sur lequel bâtir des performances solides et durables.
- l'intelligence intuitive, le talent brut, c'est probablement suffisant pour être le champion de son village. En revanche, pour pouvoir devenir le champion du monde, c'est une toute autre affaire : le talent doit être couplé avec la pratique inlassable. Et c'est l'une des raisons pour lesquelles mon modèle sportif a toujours été Michael Jordan : extraordinairement doué intrinsèquement, mais aussi le plus assidu à l'entraînement, inlassablement obnubilé par la victoire. Le gagneur absolu.

à la fin c'est Fredyl qui gagne...
A cinq ans, je battais mon père aux dames. Inexorablement. Et pourtant, il y mettait toute sa puissance de réflexion. Alors lorsque mes victoires ont viré à l'hégémonie, on a arrêté de jouer aux dames. A huit ans, je le battais au jeu mythique du Puissance4. Et pourtant, il réfléchissait longuement avant de glisser ses pions dans la fente. Alors on a arrêté de jouer au Puissance4. Et ainsi de suite dans pas mal de disciplines ludiques. Mais s'il est bien un domaine ludique où il n'a jamais consenti à lâcher un pouce de terrain sur le terrain de l'orgueil, c'est bien aux jeux de cartes... car la part de hasard masque en grande partie les écarts de compétence entre joueurs, qu'ils soient réels ou supposés. Il en va ainsi au poker, la variance aux cartes étant telle qu'un bon joueur peut se retrouver durablement en situation d'échec et vice-versa.

Dans de telles conditions, il m'est devenu assez pénible d'entendre mon père à longueur d'année s'auto-congratuler sur ses capacités cognitives prétendument supérieures aux miennes dans le domaine du jeu, alors même que nos parties acharnées et disputées à la loyale s'achèvent plus souvent en ma faveur qu'en la sienne. Il a toujours eu l'élégance de mettre ses victoires obtenues contre moi sur le compte de son talent inné et d'imputer ses échecs sur le compte de la variance.

Et lorsque nous jouons en équipe et que je l'ai en tant que partenaire, c'est encore plus crispant : il a toujours le chic pour me hurler dessus à un moment ou à un autre, me reprochant des pseudo erreurs tactiques pas toujours fondées (nos raisonnements stratégiques étant différents), me rabaissant inlassablement quant à mon niveau de jeu soi-disant pitoyable, alors que lui-même commet des erreurs parfois majeures, le plus souvent passées sous silence ou bien alors imputables selon lui au fait que je l'aie préalablement énervé les fois où je me permets de les lui signaler. Notre rivalité vis-à-vis du jeu relève en permanence de l'affrontement brutal. Il me hurle dessus. Refusant de céder du terrain, surtout de façon aussi injuste, je me défends bec et ongles. C'est nerveusement pénible pour nous deux et relativement désagréable pour les autres joueurs présents. Il existe entre nous lorsque nous jouons une rivalité palpable, parfois électrique.

Pourtant, cela n'a pas toujours été aussi tendu entre lui et moi. En puisant dans mes souvenirs d'enfance, j'ai parfaitement en mémoire le fait qu'il me caressait fréquemment la tête en me demandant non sans ironie : « Qui est-ce qui t'a fait cette petite tête ? » Preuve évidente qu'il était fier d'avoir un fils aussi vif et futé à un moment donné, même si bien entendu à l'époque cette subtilité m'échappait complètement.

étranges racines...
Mais la frontière entre fierté et orgueil est parfois très ténue, car la lumière mal filtrée devient vite aveuglante. Et pour une raison qui m'échappe, la frontière a été franchie allègrement dans ma relation paternelle. Trop orgueilleux pour accepter le fait que son fils soit plus malin que lui, mon père a vu en moi un rival encombrant plutôt qu'un digne successeur. Par crainte que je lui fasse trop d'ombre, il continuera vraisemblablement à me répéter que je suis nul aux cartes jusqu'à ce que mort s'en suive, quand bien même je deviendrais un jour champion du monde de poker cela n'y changerait absolument rien. Ce déficit patent de reconnaissance a probablement fait en sorte que je développe un « instinct malsain de compétition » (dixit ma sœur cadette). Handicap dans certains cas, énergie motrice dans d'autres, je puise dans ce goût exacerbé pour la compétition pour m'affirmer dans ma vie de joueur. Paradoxalement, je pense qu'il peut s'agir pour moi d'une corde supplémentaire à mon arc au poker. Car le poker est aussi un jeu de courage et d'ambition.

racines invisibles mais tête bien faite...
Avec un père trop orgueilleux pour me reconnaître un quelconque talent et une mère castratrice digne de celle de Poil de Carotte, s'épanouir pleinement dans ma vie d'homme représentait une gageure. Pourtant, j'ai la nette impression de continuer à progresser et d'être sur le bon chemin. Celui de l'épanouissement. Celui de la richesse de l'âme. Quant à celui de la richesse pécuniaire, bien malin celui qui pourra prédire si le Dieu du Poker m'ouvrira de telles portes un jour. Quoi qu'il en soit, je ne suis guère pressé, à la vérité. Et d'ailleurs au bout du compte, je crois bien que cela n'a aucune espèce d'importance, le succès au poker étant décorrélé du bien-être. Je suis conscient de mes lacunes comme de mes qualités. Et je sais que je suis meilleur que mon père. En tant que joueur, mais aussi en tant qu'homme. Quoi qu'il en dise.


En toute objectivité, il est dans l'ordre des choses que les nouvelles générations soient supérieures aux anciennes, profitant logiquement de l'expérience accumulée par les générations précédentes pour apprendre plus rapidement et ainsi pouvoir explorer de nouveaux cycles de réflexion. Si tel n'était pas le cas, nous serions probablement demeuré des primates. Conscient de cela, je ne commettrai pas la même erreur que mes parents ont pu commettre avec moi en me considérant à tort (ou à raison) comme un être inférieur. J'ai pour ambition que mon fils soit plus futé que moi, qu'on se le dise ! Aussi, je compte en faire un élève, peut-être bien un disciple, voire un successeur dont je serai totalement fier un jour. Mais jamais un rival.

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